Les transplantations d'organes permettent chaque année de sauver de nombreuses vies humaines
Le temps, à la fois allié et obstacle
Il est une donnée essentielle dans la définition du statut du corps mort : le temps. En effet, peut-on dire que le corps mort est encore une personne ? Jusqu'à quel point ? Combien de temps ? Face à ces questions philosophiques, les religions tentent différentes réponses : certaines dissocient d'emblée le corps de la personne (ou de l'âme), d'autres considèrent que la personne (ou l'âme) se sépare du corps au terme d'un processus qui dure plusieurs heures, plusieurs jours. Et ce sont ces croyances qui induisent des attitudes différentes quant au devenir du corps d'un défunt et aux possibles interventions sur ce corps, le prélèvement d'organes par exemple.
"La question du prélèvement d'organes survient dans des conditions très spéciales qui rendent l'acceptation par les proches encore plus difficile : on annonce à la famille le décès d'une personne qui garde une apparence de vie, explique Didier Houssin, directeur général de l'Etablissement français des Greffes. Ce corps est mort parce que privé de toute activité cérébrale, mais son oxygénation et sa circulation sanguine sont maintenues artificiellement durant quelques heures. Ici, la mort n'est pas un coup d'archer ; ce n'est pas un événement qui transforme brutalement un organisme vivant en un organisme totalement inerte. Il y a bien un passage, très progressif, à l'issue duquel le corps deviendrait chose." D'ailleurs, certains processus perdurent parfois plusieurs jours après la mort, comme la pousse des ongles ou des cheveux. "Mais qu'est-ce que la vie d'un organisme pluricellulaire ? N'est-ce pas le maintien de la cohésion des grandes fonctions de cet organisme ?" La société a donc admis le fait qu'une personne dont le coeur s'est arrêté de battre depuis plusieurs heures est morte et qu'on peut l'enterrer ou l'incinérer, sans tenir compte de quelques cellules qui vont quelque temps continuer de vivoter.
Mais cette société se trouve aujourd'hui confrontée à une situation nouvelle : avec les progrès de la réanimation et l'extrême rapidité des secours, on arrive, durant quelques heures, à maintenir des personnes mortes dans un état qui permet de prélever certains de leurs organes, pour sauver d'autres vies. Les familles, découvrant un mort qui n'a pas l'apparence habituelle du cadavre, expriment parfois de manière très profonde leur opposition à toute intervention sur le corps, une réaction très aiguë à ce moment-là, qui perdra de sa raison d'être au fil du temps qui passe ; le temps venant justement confirmer la mort de la personne. Or, dans le cas du prélèvement d'organe, chaque minute compte, justement parce que le corps est mort et que les organes ne vont pouvoir être irrigués artificiellement que pendant un temps très bref. "Le dialogue est très difficile, reprend Didier Houssin. La réaction à l'annonce de la mort est très brutale. Parfois, la famille est tellement choquée qu'il n'y a pas de compréhension possible. Tout repose en fait sur les personnes chargées de l'accueil et de l'information des proches. Elles répondent aux questions, souvent les mêmes : Est-ce qu'il est bien mort ? En quoi consiste ce prélèvement ? Qu'allez-vous faire des organes ? Va-t-on nous rendre le corps ? Est-ce que ça va nous coûter de l'argent ?... L'important est d'arriver à savoir si le défunt était favorable à un tel prélèvement ; ce sont ses propres volontés qui comptent, pas celles de la famille. Mais, comme c'est elle qui s'en fait le porte-parole, on ne va jamais à l'encontre de l'opinion qu'elle exprime."
Souvent la question du prélèvement n'a jamais été abordée dans la famille. "Pour permettre aux proches dans la douleur de parcourir le chemin nécessaire pour comprendre la finalité de cette intervention sur le corps de leur défunt - sauver une vie -, le prélèvement est inscrit dans la notion de don. Il s'agit de positiver cet acte en considérant que sa générosité va accentuer la valeur de la personne morte. Elle en sort grandie, et c'est ainsi qu'elle restera dans l'esprit de la famille."
Concilier éthique et exigence thérapeutique
Pour les médecins qui prélèvent les organes, la situation est tout aussi exceptionnelle. &laqno;En pratiquant cet acte, le chirurgien sort du champ habituel de la médecine : il n'intervient pas sur ce corps pour le soigner. Il pratique une sorte de médecine indirecte, par procuration. Les médecins sont très conscients du caractère exceptionnel de cette situation. Ils sont en proie à un déchirement entre une exigence culturelle et symbolique qui les inciterait à ne pas intervenir et une exigence thérapeutique extrêmement forte. Aujourd'hui, c'est l'exigence thérapeutique qui l'emporte. Inévitablement, elle pèse sur les médecins comme sur les familles.»
Et après ? Une fois la transplantation réalisée, comment évolue le regard des proches et celui des médecins sur le receveur, détenteur d'un organe du défunt ? "Le prélèvement crée un traumatisme supplémentaire chez la famille en deuil. Mais avec le temps, elle va l'intégrer comme un acte généreux, qui peut donner un sens à la mort. Souvent, elle souhaite savoir si la greffe a réussi, si le receveur va bien. Quant au médecin, il subit la mort du donneur comme un échec qu'il essaie de sublimer en en faisant une espérance thérapeutique pour un receveur qu'il ne connaît pas. Aussi, lorsqu'il survient, l'échec de la greffe est-il toujours retentissant. La double opération prélèvement/greffe représente une somme considérable de douleur, de générosité, d'investissement qui en fait un bien précieux. Un sentiment partagé par certains Malades greffés qui expriment une grande responsabilité vis-à-vis de cet organe, auquel ils doivent la vie."
Don d'organe pour greffe et don du corps à la science:
Deux devenirs très différents
Le don d'organe pour greffe et le don du corps à la science sont deux démarches très différentes. Le don d'organe pour greffe a connu un essor à partir des années 1950 grâce aux progrès de la chirurgie vasculaire. Mais la véritable percée est liée à la rapidité d'intervention des nombreux acteurs de la médecine d'urgence avec les ambulances médicalisées, la réanimation, et bien sûr, le téléphone, la mise à disposition d'hélicoptères... C'est un acte gratuit. Dans des circonstances qui sont très rares, l'organe est prélevé, dans le but d'être greffé sur un Malade. Le corps du défunt est alors prêté aux chirurgiens pour une intervention qui se déroule comme toute opération chirurgicale. Il fait l'objet de soins attentifs et est rendu, dans le respect de son apparence extérieure, à la famille qui peut alors organiser les funérailles.
Le don du corps à la science - à la Faculté de médecine, en fait - est une pratique beaucoup plus ancienne. Son objectif, éducatif, est de permettre aux étudiants d'intervenir sur des corps pour acquérir des connaissances. Il y a dans ce cas un véritable abandon du corps à la science. La famille, qui n'est plus concerné par ce corps, doit verser une somme symbolique. C'est en effet la Faculté qui se chargera de l'enterrement, dans un carré collectif qui lui est réservé.